Du village de l’Alentejo où il a vu le jour au Portugal en 1970 jusqu’à sa « Tour de Babel », Porte de Vitry à Paris où il a grandi, Ivanoel Barreto n’a eu de cesse de questionner ce grand mystère que sont les racines. Celles dont on hérite, celles dont on s’affranchit, celles qu’on se choisit, celles, enfin, qui voyagent en clandestin.
Après des études de lettres et une école d’illustration, il débute sa carrière de graphiste dans la presse porté par l’enthousiasme pour la PAO naissante et le champ des possibles de l’outil informatique. La photographie, découverte adolescent auprès de son frère aîné dont c’est le métier, ne le quittera plus. De son tout premier argentique aux quatre modèles numériques qui l’escorteront à Madagascar 40 ans plus tard, elle sera une indéfectible compagne traçant sa route en parallèle, à l’ombre de l’intime.
30 000 clichés amateurs plus tard, le style tend vers l’épure : des prises de vue simples, un peu de recadrage, très peu de retouches, du noir et blanc. Comme un pied de nez aux tropismes de sa « régulière », sa vie de directeur artistique. Si, dans son bestiaire de maîtres, défilent Helmut Newton, Henri Cartier-Bresson, Sabine Weiss, Dorothea Lange ou encore Willy Ronis, Ivanoel ne craint pas de faire cohabiter ce chapelet prestigieux avec le foisonnant Instagram. « La production sur les réseaux sociaux me donne beaucoup d’envies, me nourrit énormément », glisse-t-il.
En 2022, tel un ressac têtu, les racines frappent à la porte. Ce sera Madagascar. Une évidence, maintes fois fantasmée et repoussée tant elle touche à l’intime. Une grand-mère de cœur, personnage fondateur de son enfance, y repose. Un premier voyage avec son équipe de rugby en 2008 fait office d’uppercut. L’évitement, grande force de la discipline dans l’hémisphère sud, servira à Ivanoel de rempart. Les premières photos prises là-bas demeureront à l’abri des regards. Mais le travail de cette île envoûtante, de cet ailleurs intime, est à l’œuvre. Madagascar insiste.
Après une première exposition réussie, Entre les Lignes en 2021, il s’autorise à demi-mot le chemin de photographe professionnel. Si la naissance est parisienne, le baptême sera malgache. Terminé l’évitement, place à l’affrontement. Y retourner pour témoigner des ravages du Kéré, la famine qui sévit dans le sud de l’île, sonne comme une urgence. En quelques semaines, grâce à ce qu’Ivanoel qualifie « d’alignement des planètes », ce qui devait être un reportage photo solo change d’ampleur. Ce projet intime et fiévreux se structure, gagne le soutien d’Action Contre la Faim, fédère et lève des fonds. Jean-François Tuso, réalisateur et ami d’Ivanoel, le rejoint pour consacrer son premier documentaire à l’aventure.
Les vents portants soufflent fort, Ivanoel sort la grand-voile. Découverte de la complexité de ce drame aux enjeux multiples, de l’extrême précarité de la condition féminine dans cette région où tout manque mais aussi, et surtout, volonté farouche de témoigner du sort des enfants sur place. De toute la violence qu’ils endurent mais aussi de toute la force dont ils font preuve. « Si j’arrive, avec mes photos, à montrer aussi ces grands moments de partage et de joie pure, j’aurais réussi. Au-delà de la misère, il y a cette énergie-là, les enfants sont l’avenir, nous leur devons tout ».
Voyage fondateur, âpre et solaire, témoignage d’un drame aussi silencieux qu’implacable mais aussi questionnement sur la légitimité du regard occidental et tournant dans une existence en quête de sens, Rouge Kéré est tout cela à la fois. Et bien plus encore pour ce photographe décidé, depuis, à explorer cette veine de l’intime et du témoignage au-delà des rivages malgaches.